15 oct. 2015

Economie de l'altruisme


 

L’économie s’intéresse aux comportements relevant de la rationalité instrumentale. Par définition, est rationnelle toute action dont le bénéfice attendu est supérieur au coût (*). Ainsi, une action altruiste sera réputée rationnelle dès lors que son utilité espérée excède son coût d’opportunité. L’utilité étant subjective (la satisfaction), la nature du bénéfice, comme du sacrifice, importe peu : le bénéfice peut être matériel ou immatériel, monétaire ou non monétaire, économique ou social... Reste à savoir quels bénéfices justifient pour l’altruiste le sacrifice consenti en termes de temps, d’argent, de peine.

A ma connaissance, la théorie économique rend bien compte de deux types de comportements altruistes:

(i) L’altruisme envers les proches est expliqué par l’interdépendance des utilités (Becker). Dans certains groupes primaires, à très forte solidarité, servir les siens revient à se servir soi-même. Faire plaisir à Madame accroît en retour la satisfaction de Monsieur. Une mère mettra sa vie en danger pour sauver son enfant. L’héroïsme de guerre ne s’explique pas autrement. La fraternité des armes peut conduire un soldat à se sacrifier pour ses copains. Cf. le ted talk de Sebastian Junger : Why Veterans Miss War (sous-titré en français).

(ii) L’altruisme envers les étrangers est expliqué par l’espérance de gains différés (Axelrod). Dans les interactions susceptibles de se répéter, une attitude altruiste permet d’accumuler du capital social, mobilisable en cas de besoin, ou convertible en capital politique ou économique (la confiance est souvent la clef du succès). L’altruisme s’analyse alors comme une assurance ou un investissement -- un dépôt à la banque des faveurs (Tom Wolfe). C’est pourquoi Becker considérait que ce n’était pas véritablement de l’altruisme.

En revanche, la théorie explique mal l’altruisme envers les étrangers dans les interactions à un seul coup, quand le don est sans espoir de retour. Ici, il faudra chercher les bonnes raisons des acteurs du côté de la rationalité axiologique: le devoir plutôt que l’intérêt, l’engagement plutôt que le calcul. Une institution comme le pourboire peut s’expliquer ainsi : dans les Amériques, la norme est de laisser sur la table au moins 10 % de l’addition. On peut ne rien laisser, mais on s’expose alors à des sanctions morales (le sentiment de culpabilité) ou sociales (le sentiment de honte vis-à-vis du serveur, ou des autres convives). De même, la charité est un impératif moral pour les musulmans, les bouddhistes ou les chrétiens.

Mais les choses ne sont pas si simples. Ce type de don peut aussi s’expliquer dans les termes de la rationalité instrumentale. En donnant un pourboire, je n’ajoute rien à ma satisfaction mais je m’évite une peine ; je choisis de donner parce que l’option alternative -- ne rien donner -- s’avère pour moi plus coûteuse. De même, la charité peut s’expliquer par le bonheur qu’elle procure au donateur : il est aujourd’hui bien établi que le don active la partie du cerveau responsable de l’émission de dopamine, exactement comme l’activité sexuelle, le jeu, la drogue (Cf. cet article de The Economist).

Il faut donc distinguer dans l’altruisme envers les étrangers un altruisme hédoniste, motivé par la joie qu’il procure à l’acteur ou la peine qu’il lui évite, et un altruisme normatif, motivé par l’adhésion de l’acteur à des normes sociales ou morales et aux valeurs qui les fondent (**). Le premier peut s’expliquer dans le cadre de la rationalité instrumentale, le second relève de la rationalité axiologique.

Cela dit, l’altruisme normatif représente probablement peu de chose : 1 % de nos revenus ? D’ailleurs, personne ne compte sur ce type d’altruisme pour construire une société plus juste ou résoudre les pénuries d’organes. Mieux vaut pour cela s’en remettre à l’Etat et à ses prélèvements obligatoires, ou mettre en place des incitations efficaces (monétaires, priorité sur les listes d’attente pour le donneur et sa famille).

Notes

* « Le profit, au sens large, est le gain dérivé de l'action ; c'est l'accroissement de satisfaction (la diminution de la gêne) qui en résulte ; c'est la différence entre la valeur plus élevée attachée au résultat atteint et la valeur plus faible attachée aux sacrifices consentis pour sa réalisation ; autrement dit, le résultat moins les coûts. Faire un profit est invariablement l'objectif recherché par toute action. » Ludwig Von Mises, L’action humaine, Belles Lettres

** Je reprends la distinction de SC Kolm dans son introduction au Handbook of the Economics of Giving, Altruism and Reciprocity (2006). PDF


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