15 févr. 2010

La théorie du signal coûteux et les chasseurs altruistes de l’île Murray

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Compte rendu des travaux de trois anthropologues américains sur la chasse à la tortue sur l’île de Mer (*). Des chasseurs s’évertuent des heures durant, puis, à leur retour, font intégralement don de leur prise à la communauté, sans espérer la moindre récompense en retour. Que cache ce don sans conditions ? La théorie du signal coûteux, développée initialement par les biologistes, permet de mieux comprendre les enjeux d’une pratique apparemment altruiste.


L’île de Mer (aka Murray Island) est une petite île (1.6 km x 2.2 km) située à l’extrémité nord de la grande barrière de corail, dans le détroit de Torres (Australie). Elle compte environ 430 habitants, répartis en 85 foyers. Les grandes fêtes qui rythment la vie quotidienne des Meriens sont l'occasion pour de jeunes hommes de signaler leurs qualités. Ces festivités réunissent ordinairement plus de 200 personnes, la moitié de la population de l’île.[1]

Pour nourrir autant de monde, la famille invitante met à contribution tous ses membres. Mais, pour la viande de tortue, elle s’en remet à la générosité des chasseurs de tortues. Une tortue pèse de 100 à 150 kg, représentant en moyenne 50 kg de viande. Les Meriens en font une grande consommation. Pendant la saison de la ponte, où les tortues abondent et peuvent être attrapées sans peine, les tortues fournissent 80 % de la viande consommée dans l’île (un peu plus de 500 calories par hab. et par jour). Mais le reste de l’année, il faut aller chercher les tortues au large.

La chasse se déroule principalement de Mai à Octobre, quand les tortues s’accouplent en eaux peu profondes, à 16-20 Km du rivage. Une expédition de chasse mobilise trois à six hommes, avec un leader, un ou plusieurs plongeurs, un harponneur, et un pilote pour manoeuvrer le petit bateau à moteur. Quand l’équipage est réduit, pilote et harponneur font office de plongeurs, et le leader est au harpon. Le rôle du leader est de fournir le bateau et le gasoil, d’assembler une équipe, de choisir le moment et l’endroit, et de conduire la manœuvre. Le leader est généralement le plus expérimenté, le plus âgé aussi (33 ans en moyenne contre 24 pour les plongeurs). Pendant la chasse, il est à la proue et donne ses ordres au pilote. Tous scrutent le fond corallien et, quand une tortue est repérée, le leader décide ou non de la poursuivre, en fonction de sa taille ou de son sexe (les femelles sont plus grosses et plus grasses). Le moment venu, quand la tortue est fatiguée par la poursuite, le leader ordonne au harponneur de passer à l’action puis aux plongeurs de la ramener à la surface. Tous donnent un coup de main pour charger la tortue sur le bateau. Si les conditions s’y prêtent, l’expédition continue pour tenter de ramener une autre prise. En fin d’après-midi, l’équipe retourne à Mer et apporte ses prises à la famille invitante, à charge pour les femmes de dépecer, découper et cuire les tortues.

Le coût de cette chasse, en temps, en efforts, en argent (le gasoil, l’équipement), et les risques, sont substantiels. Pourtant, ceux qui les supportent ne recevront aucune récompense. Ils n’ont même pas droit à une part de la chasse. Pourquoi ces hommes font-ils cela ?

La théorie du signal coûteux (TSC) permet de débrouiller ce point. Selon cette théorie, la fonction d’un signal coûteux, qu’il soit morphologique ou comportemental, est de communiquer une information honnête de nature à profiter aussi bien à l’émetteur qu’au récepteur. Deux conditions sont requises pour qu’un signal donné soit efficace. En premier lieu, il doit communiquer une information fiable relative à la qualité qu’il s’agit de mettre en évidence -- une aptitude, la vigueur, la santé, la richesse... En second lieu, il doit imposer un coût substantiel à l’émetteur, en ligne avec l’intensité de la qualité que l’on veut signaler. De la sorte, les individus faiblement pourvus ne sauraient tirer profit du faible signal qu’ils émettent, sauf à supporter un coût marginal très élevé, généralement prohibitif, pour augmenter leur qualité. En fait, les deux conditions sont liées, le coût élevé du signal garantissant sa fiabilité. Quand elles sont réunies, le signal paraîtra honnête et sera bien reçu. L’émetteur d’un signal fort sera choisi préférentiellement comme allié et mari, et sa parole sera particulièrement écoutée dans les affaires publiques. De son côté, le récepteur saura à quoi s’en tenir sur un concurrent, un allié, un gendre ou un mari potentiels. Il fera ainsi l’économie de coûts élevés d’information.

La réussite à la chasse est un signal honnête de certaines qualités culturellement valorisées

La nature du signal varie en fonction du rôle du participant. Les plongeurs sont des apprentis, mais ils doivent avoir des qualités certaines d’agilité, de force, d’apnée et de courage. Ici, la jeunesse et une bonne condition physique sont plus importantes que l’expérience ou le talent. De son côté, le leader doit avoir des qualités de leadership, mais il doit aussi savoir débusquer les tortues, et les poursuivre à grande vitesse dans des conditions de faible visibilité. Partant, le leader signale au public son charisme, sa compétence, sa connaissance, et aussi sa capacité à assumer seul le coût d’une chasse (60 AUS pour le seul gasoil).

Une chasse réussie constitue un signal honnête des coûts supportés par les chasseurs pour la mener à bien et des qualités qu’il faut pour cela. De fait, seule une minorité des Meriens s’engagent dans la chasse à la tortue. Parmi les 97 hommes de 16 à 50 ans que compte l’île, 36 ont participé aux 29 chasses organisées au cours de l’année 1994-95, et seulement 15 ont participé aux chasses au long cours -- pendant la saison où les tortues sont au large. Par contraste, 65 hommes ont participé à 92 équipées pour collecter les tortues sur les plages pendant ponte.

La chasse est coûteuse et le don des tortues n’est contrebalancé par aucune prestation réciproque

Les chasseurs ne revendiquent jamais la moindre récompense, ils n’ont pas même droit à une part des tortues qu’ils ont prises. Les entretiens avec les chasseurs révèlent que la famille invitante laisse ceux-ci absorber seuls les frais de l’expédition. Ils expliquent qu’en faisant don des tortues, ils n’ont pas le sentiment de faire une faveur ; la fête leur offre l’opportunité d’une partie de chasse, et cela suffit à leur bonheur. Dans la mesure où les chasseurs ne revendiquent ni n’obtiennent la moindre prestation réciproque de la part des donataires, nous sommes bien en présence d’un don pur, inconditionnel.

La chasse à la tortue constitue un moyen efficace de communiquer un signal coûteux

Les Meriens sont au courant des résultats de la chasse, et ils savent distinguer clairement parmi les hommes ceux qui chassent et ceux qui ne chassent pas, les bons chasseurs et les mauvais chasseurs. Des entretiens réalisés auprès de 18 hommes ont permis d’identifier quels sont les chasseurs les plus réputés : quand on leur demande de citer les trois meilleurs chasseurs qu’ils connaissent, trois noms ressortent du lot, représentant 38 % des citations.

Lors des fêtes, les nouvelles se répandent vite et tout le monde sait bientôt à qui l’on doit toute cette bonne viande de tortue. Quand les chasseurs n’ont pu ramener que de petits mâles, ils encourent les railleries de la compagnie. Finalement, hors le plaisir de la chasse, la principale motivation des chasseurs réside dans l’opportunité de démontrer leur valeur devant un large public. C’est bien pourquoi les Meriens ne chassent la tortue qu’aux fins de pourvoir aux besoins d’une fête.

La chasse à la tortue profite aux chasseurs

La TSC suggère que les récepteurs d’un signal honnête de haute qualité vont adapter leurs comportements dans un sens qui bénéficie à l’émetteur. Les chasseurs réputés gagnent en termes de statut social, et ce gain fait plus que compenser pour eux les coûts qu’ils ont supportés. Ces gains peuvent prendre différentes formes.

Les jeunes chasseurs vont gagner le respect des vieux, qui se montreront plus enclins à les écouter ou à leur donner raison dans les palabres. Les chasseurs approvisionnent les fêtes en viande de tortue, démontrant en ces occasions leur « esprit public » (selon l’expression d’un Merien). Or, les hommes qui ont la réputation de se soucier du bien public sont plus écoutés que les autres. La chasse permet donc à de jeunes hommes de se faire une place sur la scène politique locale. De fait, lors des délibérations collectives, les chasseurs réputés sont les rares jeunes hommes qui se sentent assez confiants pour prendre la parole en public.

La chasse est aussi pour les jeunes un bon moyen de démontrer leur valeur aux familles du voisinage, notamment aux parents des jeunes filles qu’ils ont en vue. Les plongeurs signalent leur courage et leur vigueur. Dans la mesure où ces apprentis espèrent devenir un jour leader de chasse, les coûts qu’ils endurent aujourd’hui sont aussi un investissement pour accéder demain à un meilleur statut social.

Les gains des chasseurs

Dans les sociétés traditionnelles, la réussite sociale se donne à voir dans la réussite reproductive, plus facile à mesurer. Comme le montre la figure 1, dans chaque tranche d’âge, les chasseurs de tortue ont plus d’enfants que les non chasseurs ; parmi les chasseurs, les leaders ont plus d’enfants que les autres.

Figure 1. Nombre d’enfants des chasseurs et des autres, pour différentes tranches d’âge

nb: en haut de chaque figure, on trouve le nombre d’hommes concernés ; les extrémités représentent les 25ème et 75ème centiles, les moustaches les 5ème et 95ème centiles, le milieu représente la médiane, et la barre horizontale la moyenne.

En agrégeant les taux observés pour chaque tranche d’âge, on peut calculer un indicateur synthétique de reproduction, i.e. la descendance finale prévisible des hommes. Selon cette méthode, quand il parvient à 50 ans, un chasseur aura eu 4 enfants, un leader 4,6 enfants, et un non chasseur seulement 1,7 enfants (cf. tableau 1).


Les chasseurs ont leur premier enfant un peu plus tôt que les non chasseurs : avant 24 ans pour les premiers, après 25 ans pour les seconds (cf. tableau 1). Mais ça ne suffit pas à expliquer un taux de reproduction 2,4 fois plus élevé à 50 ans. En fait, parmi les hommes de plus de 30 ans, 40 % des non chasseurs n’ont pas d’enfants, contre 20 % des chasseurs (cf. la figure 2). Ces chiffres suggèrent que les chasseurs ont un meilleur accès aux femmes, ou tout au moins à des femmes plus jeunes.

Figure 2. Proportion des hommes qui ont eu au moins un enfant, selon la classe d’age et selon qu’ils sont chasseurs ou pas

Les chasseurs ont-ils plus de femmes ?

A s’en tenir aux seules femmes avec lesquelles un homme a eu au moins un enfant, on observe que les chasseurs ont eu des enfants avec 0,76 femmes en moyenne, contre 0,46 pour les autres hommes. Pour les leaders, les chiffres sont respectivement de 0,97 et de 0,52 (cf. tableau 2). On peut en conclure que la meilleure réussite reproductive des chasseurs tient en bonne part à leur meilleure réussite sexuelle.


Les chasseurs ont-ils des femmes plus jeunes ?

De fait, la comparaison de 19 paires de chasseurs et de non chasseurs, vivant en couple et ayant à deux ans près le même âge, révèle que les compagnes des premiers sont effectivement un peu plus jeunes que celles des seconds : 3,6 ans de moins en moyenne. A la marge, le taux de reproduction plus élevé des chasseurs tient aussi au fait qu’ils ont en moyenne des femmes un peu plus jeunes.

Les chasseurs ont-ils de meilleures femmes ?

Un moyen de mesurer la qualité des épouses consiste à évaluer leur capacité de travail. En effet, sur l’île de Mer, une bonne épouse est une femme qui « travaille dur », i.e. qui pêche, collecte des coquillages, s’occupe du jardin, produit plus de nourriture qu’il n’en faut pour nourrir les siens -- ce qui lui permet d’en donner aux voisins, aux parents --, et contribue plus qu’à son tour aux préparations des fêtes. Or, quand on demande aux Meriens de citer trois femmes qui travaillent dur, il apparaît que les femmes de chasseurs sont surreprésentées.

La meilleure réussite sexuelle et reproductive des chasseurs est conforme aux prédictions de la TSC, selon laquelle la chasse est un signal honnête et coûteux de nature à influencer les comportements du public dans un sens profitable pour les chasseurs. Mais cette corrélation dissimule peut être une variable cachée : les hommes les plus forts sont tout à la fois plus susceptibles de séduire les femmes et d’attraper des tortues ! De fait, les chasseurs sont probablement plus agiles et vigoureux que les autres. La réussite à la chasse constituant précisément un bon moyen de signaler ces qualités, la possibilité d’une corrélation phénotypique renforce encore la TSC.

Il reste que la préférence des femmes pour les chasseurs ne s’explique pas seulement par le phénotype de ceux-ci. La chasse permet surtout à certains jeunes hommes d’émerger du lot, en gagnant l’estime de leurs pairs et le respect des anciens. Ce prestige leur confère un avantage comparatif tant auprès des jeunes femmes que de leurs parents, qui ont encore leur mot à dire dans les affaires matrimoniales. Ainsi s’explique sans doute la meilleure réussite sexuelle et reproductive des chasseurs en général, et des leaders de chasse en particulier.

Conclusion

Ceux qui donnent publiquement sans rien attendre en retour ne sont pas nécessairement altruistes. Ils n’agissent pas nécessairement en vue du bien commun. Plus souvent, ils luttent pour accéder à un meilleur statut social, et aux avantages sociaux qui en découlent. Comme Amotz et Avishag Zahavi l’ont expliqué à propos des colonies d’oiseaux, un individu « investit dans l’altruisme parce que cela démontre de façon fiable et identifiable par tous sa capacité comme rival et sa valeur comme partenaire. Le gain de l’ « altruiste » n’est pas le bénéfice qu’il procure au groupe, mais la reconnaissance des autres, le prestige qu’il retire de ses actions… L’individu « altruiste » sert donc ses propres intérêts... Parce qu’il le fait de manière altruiste plutôt qu’ostentoire – à la façon du paon quand il exhibe sa queue --, il démontre aussi sa volonté de coopérer avec les membres de son groupe. Ces derniers prêtent attention à ce double message parce que l’information les aide à prendre de meilleures décisions ».

Sources

Smith, E.A., R. Bliege Bird and D.W. Bird :
The benefits of costly signaling: Meriam turtle hunters, Behavioral Ecology, 14, 2003

Smith EA and Bliege Bird R. :
Turtle hunting and tombstone opening: public generosity as costly signaling. Evolution and Human Behavior 21, 2000

Notes

[1] Après un décès, des jours durant, les gens affluent au village pour rendre un dernier hommage au défunt. Il faut les recevoir, les nourrir. Le défunt est finalement enterré, avec une croix et une pierre tombale provisoires, le temps de construire le tombeau -- ce qui aura lieu deux à cinq ans plus tard. Il s’agit de véritables monuments, sculptés et richement décorés ; cela demande beaucoup de travail, et mobilise beaucoup de gens, qu’il faut recevoir et nourrir. Quand le tombeau est terminé, la famille donne une grande fête, au cours de laquelle elle annonce la date de la présentation officielle. Dans l’intervalle, il faudra mobiliser encore beaucoup de travail et distribuer beaucoup de nourriture. Environ deux mois plus tard, la présentation du tombeau est l’occasion d’une très grande fête, avec une grande profusion de viande de tortue, de poisson, de coquillages, de riz, de pain, de fruits, … On danse toute la nuit ; dans la journée, diverses activités, des concours de lancers et de tissage sont organisés.

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