28 mai 2009

Les parents proches de l’envie


Dans le langage courant, l’envie est souvent confondue avec l’un ou l’autre de ses proches cousins : la convoitise, l’émulation, la jalousie, l’indignation.

(i) la convoitise

Le Grand Robert définit la convoitise comme le « désir immodéré de posséder ». Elle fait l’objet du dernier commandement : "Tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain. Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, ni son serviteur, ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne, ni rien de ce qui appartient à ton prochain." (Ex 20, 17)

Comme le remarque René Girard, ce commandement se distingue de ceux qui le précèdent par son objet : « au lieu d'interdire une action, il interdit un désir » (1). Et il y a à cela une bonne raison : "Si le Décalogue consacre son commandement ultime à interdire le désir des biens du prochain, c'est parce qu'il reconnaît lucidement dans ce désir le responsable des violences interdites dans les quatre commandements qui le précèdent. Si on cessait de désirer les biens du prochain, on ne se rendrait jamais coupable ni de meurtre, ni d'adultère, ni de vol, ni de faux témoignage". (2)

Mais, selon une autre interprétation, le dixième commandement viserait seulement à prévenir les effets dévastateurs de la sorcellerie :

Coveting was not mentioned as an undesirable trait to be avoided because it is unethical, immoral or antisocial; it was recorded and made part of the Decalogue because the superstition prevailed in Hebrew tribal society that envious thoughts would bring ill luck and misfortune, through sorcery and witchcraft, to the person against whose property the "coveting" was directed. Covetous desires, they believed, would call into existence the malevolent spirits of the "evil eye," which by devious and diabolical methods would cause the loss of the coveted possessions. (3)

Il est vrai que, dans les temps bibliques, la croyance au mauvais oeil était très répandue, comme l’atteste le double sens du mot hébreu keshep qui signifie “convoiter”, mais aussi "jeter un sort", "empoisonner". Pour se protéger de la sorcellerie, les hommes portaient alors une amulette, appelée tefillin, qu’ils activaient chaque matin.

Quoiqu’il en soit, l’envie et la convoitise ont partie liée : on convoite toujours les biens ou les qualités de ceux que l’on envie. Mais la convoitise ne conduit pas toujours à l’envie ; elle peut aussi bien mener à l’émulation.

(ii) l’émulation

Le Grand Robert la définit ainsi : "Sentiment qui porte à égaler ou à surpasser quelqu’un, en vertu, en mérite, en savoir, en travail." Pour Aristote, l’émulation est une vertu de l’honnête homme, ce en quoi elle se distingue de l’envie :

L'émulation est la peine que nous éprouvons au vu de la présence de biens honorables – à l'acquisition desquels nous sommes éligibles – chez des gens dont la condition est semblable à la nôtre ; peine non pas qu'un autre les possède, mais que nous ne les possédions pas nous-mêmes. Aussi l'émulation est-elle un sentiment honnête et se rencontre-t-elle chez des gens honnêtes, tandis que l'envie est un sentiment vil et particulier aux âmes viles ; car le premier s'applique à obtenir les biens qu'il recherche et l'autre à empêcher le prochain de les avoir. (4)

Esprit aristocratique, le Chevalier de Jaucourt louait l’émulation, qui "pense à surpasser un rival par des efforts louables et généreux" lors que "l'envie ne songe à l'abaisser que par des routes opposées" (5). Cette noble vertu lui inspira ce poème :

"Je vois d'un œil égal croître le nom d'autrui,
Et tâche à m'élever aussi haut comme lui,
Sans hasarder ma peine à le faire descendre.
La gloire a des trésors qu'on ne peut épuiser ;
Et plus elle en prodigue à nous favoriser,
Plus elle en garde encore où chacun peut prétendre.
"

Hélas ! le puits de gloire ne sera jamais assez profond pour étancher la soif de tous les coureurs de gloire. La considération publique ne peut être distribuée également à tous. Si le sujet ne parvient pas à se hausser au niveau de son rival, le risque est grand qu’il devienne la proie de l’envie :

L’émulation est uniquement le désir ou l’espoir d’égaler ou de surpasser d’autres personnes avec lesquelles nous nous comparons... Mais elle dégénère en envie lorsque ce souhait ... ne peut être réalisé que dans l’abaissement de l’autre à notre propre niveau ou plus bas encore. (6)

Partant, la marge entre l’envie et l’émulation est étroite :

For envy is not an original temper, but the natural, necessary, and unavoidable effect of emulation, or a desire of glory. So that he who establishes the one in the minds of people, necessarily fixes the other there. And there is no other possible way of destroying envy, but by destroying emulation. (7)

(iii) l’indignation

Selon Aristote, « l’indignation est une réaction qu’on peut éprouver quand la fortune sourit à de mauvaises gens, tandis qu’on éprouve de l’envie du fait du bonheur des gens de bien ». On ressent de l'indignation « à la vue d'un succès immérité », tandis que l'envie s'éprouve à la vue d’un succès mérité (8).

En pratique, il n’est pas toujours aisé de distinguer l’indignation de l’envie. L’envieux invoque souvent la justice. Quand il compare sa situation à celle de l’envié et qu’il se demande : « pourquoi lui ? pourquoi pas moi ? », il a tendance à répondre « c’est injuste ! ». Ainsi pense Salieri :

Tous disent : « Il n'y a pas de justice sur la terre » ; mais il n'y a pas non plus de justice plus haut. Pour moi, cela est clair comme une simple gamme. Je suis né, moi, avec l'amour de l'art. Étant petit enfant, lorsque les sons de l'orgue retentissaient dans les hauteurs de notre vieille église, j'écoutais, et je ne pouvais me lasser d'entendre ; des larmes coulaient de mes yeux. Je repoussai de bonne heure les distractions futiles. Toute science étrangère à la musique me devint importune. Je m'en détournai avec obstination et fierté; je me donnai à la seule musique. Tout premier pas est difficile, et tout début de route ennuyeux. J'avais à vaincre des obstacles qui m'assaillirent tout d'abord. Je plaçais le métier pour base de l'art ; je me fis artisan. Je donnais à mes doigts une rapidité sèche et obéissante; je forçais mon oreille à être juste; je tuais les accords et j'anatomisais la musique comme un cadavre. Je pris enfin l'algèbre pour preuve de l'harmonie. Ce n'est qu'alors, après avoir traversé le creuset de la science, que j'osai me livrer à la volupté créatrice. Je me mis à créer, mais dans le mystère, dans l'isolement, sans me permettre de penser même à la gloire. Souvent, après avoir passé deux ou trois jours dans ma cellule silencieuse, où j'oubliais la nourriture et le sommeil, après avoir goûté les élans et les larmes de l'inspiration, je brûlais mon travail et je regardais froidement comment ma pensée et les sons que je venais de créer disparaissaient avec la légère fumée. Que dis-je ? Lorsque le grand Gluck apparut et nous dévoila de nouveaux mystères (mystères profonds, séduisants, enchanteurs), n'ai-je pas jeté tout ce que j'avais su auparavant, tout ce que j'avais aimé, tout ce que j'avais cru avec tant d'ardeur ? Et ne me suis-je pas mis à le suivre sans murmure, avec un nouveau courage, comme quelqu'un qui aurait perdu sa route, et qu'un autre voyageur remettrait dans le droit chemin ? Par une persévérance obstinée, pleine d'efforts, j'atteignis enfin un haut degré dans l'art infini. La gloire vint me sourire. Je trouvai dans le cœur des hommes un écho à mes créations. J'étais heureux; je jouissais paisiblement de mes travaux, de mes succès, de ma gloire, ainsi que des travaux et des succès de mes amis, de mes compagnons dans l'art éternel. Non, jamais je n'avais connu l'envie, jamais; ni lorsque Puccini sut enchanter l'oreille des sauvages Parisiens, ni même quand j'entendis les premiers accents de l'Iphigénie. Qui aurait pu dire que le fier Salieri deviendrait un misérable envieux, un serpent foulé aux pieds, qui, dans son abaissement, n'a plus de force que pour mordre la poussière et le sable ? Personne... Et maintenant, c'est moi-même qui le dis, je suis un envieux; oui, j'envie profondément, cruellement. O ciel ! où donc est la justice quand le don sacré, le génie immortel n’est pas envoyé en récompense de l’amour brûlant, de l’abnégation, du travail, de la patience, des supplications enfin, mais quand il illumine le front d'un viveur insouciant ! O Mozart ! Mozart !

Alexandre Pouchkine, Mozart et Salieri. in Poèmes dramatiques. Traduit du russe par Ivan Tourgueniev et Louis Viardot, Hachette 1862, p. 179-195

Salieri ne discute pas le talent de Mozart, qu’il ne connaît que trop bien. Il n’en trouve pas moins la situation injuste ! Ce qui l’indigne ici, ce n’est pas l’injustice des hommes, c’est l’injustice des dieux. Ce qui lui paraît injuste, ce n’est pas la rétribution des mérites, c’est leur distribution ! En vérité, Salieri envie Mozart, et l’envie à mort, justement parce qu’il mérite trop bien son succès.

(iv) la jalousie

« La jalousie, écrit Descartes, est une espèce de crainte qui se rapporte au désir qu'on a de se conserver la possession de quelque bien » (9). Par exemple, un capitaine est jaloux de la place qu’il garde, "une honnête femme" est "jalouse de son honneur » (10).

La jalousie est donc clairement distincte de l’envie : "le jaloux est seulement jaloux de ce qu'il possède" (11), alors que l’envieux est envieux de celui qui possède ce qu’il n’a pas. On envie le mari d’une jolie femme ; le mari est jaloux de sa femme... En ce sens, la jalousie du mari est la contrepartie de l’envie qu’il inspire à ses rivaux : "Quand les autres sont conscients de notre envie, ils peuvent devenir jaloux de leur contexte meilleur et prendre des précautions contre les actes hostiles auxquels notre envie peut nous conduire" (12).

L'usage a progressivement confondu la jalousie avec l'envie. Du coup, les dictionnaires n'ont pu que s'aligner, et on se retrouve avec deux mots pour dire exactement la même chose. Au risque d'obscurcir le sens premier de jalousie, celui qu'ont retenu les moralistes et les écrivains. En clair, la jalousie, c'est Othello, et l'envie, c'est Iago (*).

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Notes
[1] René Girard, Je vois Satan tomber comme l'éclair, Grasset 1999. « Le terme hébreu traduit par « convoiter » signifie tout simplement « désirer ». C'est lui qui désigne le désir d'Eve pour le fruit défendu, le désir du péché originel. »
[2] ibid.
[3] Joseph Lewis, The ten commandments, Freethought Press Association, 1946
[4] Rhétorique, Livre 2, chap. XI
[5] L’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert (article "Emulation")
[6] Joseph Butler : Sermons, cité par Helmut Shoeck, op. cit.
[7] William Law, A serious call to a devout and holy life, Chapter XVIII, Londres, 1728
[8] Topiques, 110, a, 2
[9] Les passions de l’âme, art. 167
[10] John Rawls, La théorie de la justice
[11] Littré (article "Envie")
[12] John Rawls, op. cit.

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