22 avr. 2007

Le sophisme du capital qui tue


De nombreux militants ont tiré prétexte des récentes épidémies de suicides au travail, fortement médiatisées, pour dénoncer la pression croissante sur les salariés, la dégradation de leurs conditions de travail, et, plus généralement, le durcissement du rapport salarial dans les entreprises. A chaque fois, les actionnaires, et les normes de rentabilité extravagantes qu'ils imposeraient désormais au management, étaient pointés du doigt. De toutes ces accusations émerge une thèse : la rapacité croissante du capital contribuerait à élever le contingent annuel des suicides. Il suffit pourtant de consulter les statistiques de l'Insee ou de la Dares pour voir que la thèse du capital qui tue est infirmée par les faits.

Premièrement, rien n'indique que le nombre de suicides liés au travail soit en hausse. Au contraire ! Le taux global de suicide est en baisse depuis quinze ans dans notre pays (cf. ici). Durkheim disait que le bonheur, c'est la santé (DTS), raison pour laquelle il utilisait le taux de suicide comme indicateur du bonheur. Dans cet ordre d'idées, force est de constater que les français se portent de mieux en mieux... Aux Etats-Unis (le pays par excellence du capitalisme financier), le BLS recense depuis 1992 les suicides sur le lieu de travail. Or, leur nombre est remarquablement stable (comme la pop active a augmenté, cela correspond à une baisse du risque-suicide au travail).

Faute de données sur la suicidité professionnelle en France, on peut se rabattre sur les enquêtes de santé au travail. Elles permettent d'évaluer, pour les différentes PCS, la prévalence de la dépression et la mesure dans laquelle celle-ci s'explique par le travail. Ainsi, l'enquête annuelle sur l'emploi réalisée en mars 2002 par l'Insee (portant sur 38 384 personnes de 15 à 64 ans) comportait un volet "santé". Parmi les actifs disant souffrir de dépression, 16 % en attribuent les raisons au travail, mais ce taux varie beaucoup d'une PCS à l'autre : 8 % chez les agriculteurs, 13 % chez les indépendants ou les ouvriers, 15 % chez les employés, 26 % chez les professions intermédiaires, 34 % chez les cadres et prof. libérales. Cf. cette synthèse de la DARES (pdf).

Gare toutefois à ne pas extrapoler. Les professions où l'on trouve les taux les plus élevés de dépression liée au travail ne sont pas nécessairement celles où l'on rencontre le plus de difficultés professionnelles. Ainsi, les enseignants sont particulièrement exposés à différentes formes de souffrance au travail (burn out, problèmes de discipline, harcèlement moral et violences de la part des élèves, décalage entre la vocation et l'assignation, injonctions contradictoires du système, etc) ; mais ils parviennent, mieux que d'autres professions, à mettre à distance leur environnement professionnel (en partant en vacances, en se mettant en retrait). Pour ces raisons, conclut une étude de la MGEN (ppt), "la morbidité psychiatrique de cette profession n’est pas plus élevée alors que la détresse professionnelle y est très élevée". A contrario, il est plus difficile pour les salariés du privé, en particulier pour les cadres, de mettre à distance leur travail quand ils rencontrent des difficultés professionnelles. Comme le montre le cas malheureux de ce cadre du Technocentre de Renault : Suicide au bureau (Le Monde).

Deuxièmement, le capital n'est pas devenu plus vorace. En 2005, le taux de marge des sociétés non financières correspond au taux moyen observé pendant les Trente Glorieuses (cf. les données de Piketty : ici, ou ce travail de Lequiller et Sylvain - pdf). De même, la part des revenus du capital dans la valeur ajoutée des sociétés non financières est stable depuis trente ans (autour de 10 %).

d'après Insee, Comptes nationaux, Compte des sociétés non financières

Entre 1981 (l'année la plus noire pour les profits depuis la guerre) et 2005, la part des salaires a baissé de 8 points, qui sont allés à l’impôt (+ 2.3 points) et, surtout, à l’autofinancement (+ 6.5 points). La part des revenus du capital est stable. Sous l'effet du désendettement (et de la baisse des taux), le poids des intérêts se réduit. Corrélativement, l’augmentation de la part des dividendes traduit le retour à une situation bénéficiaire et l’ampleur de la désintermédiation financière. En 2005, le rendement dividende (dividende net de l'exercice / cours en début d'exercice) est à peine supérieur au rendement du livret A (2,7 % en 2005 pour les sociétés du CAC 40: cf. ici).

Troisièmement, rien ne dit que la souffrance au travail soit en hausse. Dans un essai souvent cité -- Les désordres du travail, La République des Idées, Mai 2004, résumé dans un long article du Monde --, Philippe Askenazy soutient que "l’exposition des salariés à la plupart des risques et pénibilité du travail a eu tendance à augmenter dans la dernière décennie". Mais il ne prouve pas ce qu'il avance.

Il commence par dire que les métiers traditionnellement les plus pénibles disparaissent mais que d'autres, en nombre égal, apparaissent. C'est une plaisanterie ! Si c'était le cas, comment expliquer que la part des PCS les plus qualifiées (cadres, prof. intermédiaires) se soit considérablement accrue depuis trente ans ? Et combien de ces nouveaux emplois pénibles peuvent-ils se comparer aux emplois de mineurs, de métallurgistes, de sidérurgistes, de pêcheurs, de salariés agricoles, d'hier ? Un seul exemple: jusque dans les années 80, les ouvriers de fabrication de Péchiney-Noguères bossaient à des températures ambiantes de 50 degrés centigrades, ils devaient (en théorie au moins) porter une gaze filtrante sur la bouche qu'ils changeaient tous les quarts d'heure (elle avait alors la couleur jaunâtre d'un filtre à cigarette) ; ils étaient chaque jour exposés directement à l'amiante. Ces emplois ont définitivement disparu il y a quinze ans.

Askénazy s'appuie ensuite sur les enquêtes SUMER, couvrant la période 1993 - 2003, pour étayer ses dires :

- il montre que "la proportion de salariés du privé exposés à des produits chimiques a augmenté de 34 à 37% de 1994 à 2003". Certes, mais l'enquête montre aussi que les salariés sont de mieux en mieux protégés. Ainsi, pour les produits cancérogènes, la part des salariés exposés qui bénéficient d'une protection collective a augmenté de 8 points, et la part de ceux qui bénéficient de protection oculaire ou cutanée a augmenté resp. de 11 et 9 points. Cf. l'exposition aux produits cancérogènes (DARES, juillet 2005)

- parmi les facteurs de pénibilité croissante, il cite le fait de devoir accomplir une tâche imprévue, ou de travailler au moins 20 heures devant un écran, ou d'être en contact avec le public. Mais je ne vois pas très bien le lien entre ces indicateurs et la pénibilité du travail...

- il reconnaît cependant que le taux d'accident mortels est en baisse constante, que "les contraintes physiques comme la manutention de charge ou le piétinement pendant 20 heures par semaine déclinent en moyenne", et que "la réduction du temps de travail a limité la fréquence des semaines longues". Ainsi, la part des salariés travaillant plus de 40 heures par semaine a baissé de 9 points ! (1)

- s'agissant des troubles musculo-squelettiques (TMS), Askénazy nous dit que 11 % des hommes et 15 % des femmes en souffrent d’après l’étude pilote menée dans les Pays de la Loire en 2003. Mais faute de données plus anciennes, il ne peut prouver que les TMS augmentent. D'autant qu'en 10 ans, la répétition d'un même geste pendant au moins dix heures / semaine (l'une des causes principales des TMS) a baissé de 3 points (1).

En réalité, ces maladies professionnelles ne sont diagnostiquées que depuis peu, ce qui ne veut pas dire qu'elles n'existaient pas auparavant... Il en va de même pour la dépression. L'étude dite de Stirling County (USA) -- très célèbre en épidémiologie -- constitue, à ce jour, la seule enquête longitudinale réalisée sur le long terme (quarante ans, en trois vagues : 1952, 1970 et 1992), auprès d'une même population et avec les mêmes méthodes de diagnostic. Et elle révèle... une stabilité remarquable de la prévalence de la dépression dans l'ensemble de la population, autour de 5 %, avec cependant une augmentation marquée chez les femmes de moins de quarante cinq ans et une stabilité/baisse dans les autres groupes (cf. ce bon compte rendu de l'Univ. d'Harvard). La stabilité du taux de prévalence ne s'accompagne pas d'un turn over plus rapide (plus de gens seraient atteints mais ils guériraient plus vite), puisque le taux d'incidence (le risque, une année donnée, de faire une dépression) est remarquablement stable à 0,4 % par an, et cela dans tous les groupes étudiés.

Finalement, le seul facteur vraiment incontestable, cité par Askenazy, concerne les horaires atypiques ou imprévisibles : la part des salariés qui disent faire des astreintes a ainsi augmenté de 5 points (1).

Conclusion

Depuis le temps que la "souffrance au travail" augmente dans ce pays, les travailleurs devraient tous être morts d'épuisement ! En réalité, la souffrance au travail concerne une infime minorité de travailleurs. En mars 2002, un volet santé avait exceptionnellement été ajouté à l'Enquête Emploi de l'Insee. Résultat : 5 % des actifs en emploi déclarent souffrir d'un problème de santé qu'ils attribuent au travail (2).


Références :

(1) Premières synthèses de la Dares, déc. 2004: l'évolution de l'exposition aux risques et aux pénibilités du travail de 1993 à 2003

(2) Premières synthèses de la Dares, mai 2004: le travail responsable d’un problème de santé sur cinq

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