11 mars 2007

Un siècle d'évolution du temps de loisir


En 1930, Keynes prophétisait que "le problème véritable et permanent de l'homme" serait bientôt de savoir "comment employer ses loisirs (…) de manière sage, agréable et bonne"[1]. Selon lui, les "besoins absolus", ceux que "nous éprouvons quelle que soit la situation de nos semblables", seraient bientôt "si bien satisfaits" que "trois heures de travail par jour suffiront amplement à satisfaire en nous le vieil Adam"... En revanche, il jugeait que les "besoins relatifs", ceux que "nous n’éprouvons que si leur satisfaction nous procure une sensation de supériorité vis-à-vis de nos semblables", étaient probablement "insatiables", car ils ont tendance à s'élever en ligne avec le niveau de vie.

Depuis lors, le niveau de vie a augmenté au moins aussi vite qu’il le prédisait, et le temps de travail a baissé plus vite encore qu’il ne l’espérait. En France, l’espérance de vie professionnelle des hommes a ainsi baissé de 20 ans entre 1930 et 2000, et la durée annuelle du travail d’un bon tiers.[2] Selon le mot de Sauvy, les français travaillent "moins d'heures dans la journée, moins de jours dans la semaine, moins de semaines dans l'année, moins d'années dans la vie".

Las ! Moins de travail ne signifie pas nécessairement plus de loisir ! C’est ce que montre une étude américaine récente sur l’évolution du temps de loisir des américains depuis 1900[3].

Certes, comme le montrent les économistes Valerie Ramey et Neville Francis, la durée annuelle d’activité (au sens économique, ie le fait de travailler contre une rémunération) a diminué d’un tiers sur le siècle écoulé (graph. 1).
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Graphique 1. Temps de travail par actif occupé et par an

Mais 70 % de ce gain a été annulé par l’augmentation spectaculaire du temps scolaire. La durée annuelle de la scolarité a augmenté chez les enfants, et les jeunes étudient plus longtemps. L’un dans l’autre, les jeunes passent aujourd’hui 3 fois plus de temps à l’école (graph. 2).

Graphique 2. Temps scolaire des jeunes de 5 à 22 ans (par en et par tête)


Pour se rendre au travail et à l’école, il faut compter un certain temps de déplacement, que les auteurs évaluent à 10 % du temps de travail quotidien. Ce temps de commuting n’a pas baissé depuis un siècle, l’augmentation des distances ayant été compensée par la plus grande rapidité des moyens de déplacement et la réduction du nombre de jours ouvrés.

A côté du travail, de l’école et du temps de transport, il faut distinguer entre ce qui relève du loisir et ce qui relève du travail domestique. A cet effet, les auteurs ont défini comme loisir toute activité extra scolaire ou professionnelle qui donne du plaisir. Pour classer les activités dans les catégories « travail domestique » vs « loisir », il suffit donc de demander aux gens si cette activité leur donne du plaisir. C’est ce qu’a fait une enquête de l’Université du Maryland en 1995 (tableau 1). Les activités en gras ont donc été classées comme « travail domestique ».


Comment a évolué le travail domestique depuis un siècle ? Le développement des appareils ménagers, la réduction de la taille des familles, le recours croissant aux services de l’Etat-Providence pour les soins et la garde des personnes dépendantes, etc. ont beaucoup réduit la charge de travail domestique. Pourtant, le temps de travail domestique n’a pas diminué !

En fait, le temps libéré a été réaffecté… aux services domestiques. Au début du 20ème siècle, il fallait quatre heures de travail pour laver tout le linge de la famille. Aujourd’hui, 40 minutes suffisent. Résultat : on change de vêtements et de drap beaucoup plus souvent ! Il y a cent ans, écrivent les auteurs, « porter des vêtements propres, manger avec des couverts propres, avoir une maison propre, des enfants propres… était un luxe que les pauvres ne pouvaient se permettre ». Les appareils ménagers ont provoqué une révolution en matière d’hygiène et de nutrition. Pour cette raison, le temps de travail domestique des femmes au foyer n’a pas diminué.

De même, les parents ont aujourd’hui moins d’enfants, mais ils doivent leur consacrer beaucoup plus de temps. Si une partie de ce temps procure du plaisir (eg, faire la lecture aux enfants), il n’en va pas de même des visites chez le dentiste, ou des allers-retours à l’école de musique... Enfin, les gens sont aujourd’hui propriétaires de maisons beaucoup plus grandes, ils possèdent des voitures, etc, toutes choses qui requièrent davantage de temps d’entretien et de bricolage. Raison pour laquelle le temps de travail domestique des hommes a augmenté.

L’un dans l’autre, le temps de travail domestique a augmenté depuis un siècle. Si l’on divise le nombre total d’heures de travail domestique (en base annuelle) par la population totale, on constate une hausse d’environ 70 heures / an depuis un siècle (graph. 3).

Graphique 3. Temps de travail domestique par habitant et par an (en heures)

Si l’on fait de même avec le temps de travail scolaire (nombre total d’heures passées à l’école / population totale), on observe une hausse d’environ 100 heures / an (graph. 4).

Graphique 4. Temps scolaire par habitant et par an (en heures)


Au total, l’augmentation du temps de travail domestique et du temps de travail scolaire ont compensé intégralement la baisse du temps de travail professionnel (nombre total d’heures travaillées par an, par toutes les personnes en emploi, y compris le secteur non marchand et les enfants / population totale) : cf. graph. 5.


Graphique 5. Nombre d’heures de travail par habitant et par an


Conclusion: le temps de loisir par habitant n’a pas augmenté depuis un siècle ! (graph. 6)

Graphique 6. Nombre d’heures de loisir par habitant et par an

Cela dit, comme ces résultats (graph. 3 à 5) sont calculés après contrôle de l'âge, pour raisonner à structure d'âge comparable, ils n'excluent pas que la durée du loisir ait augmenté en fin de vie. Dans la mesure où les gens vivent plus longtemps, ils peuvent profiter plus longtemps de leur retraite. Or la retraite est, par définition, un temps soustrait au travail scolaire et professionnel (et au commuting). C'est le temps du loisir par excellence...

Notes:
[1] Perspectives économiques pour nos petits-enfants (1930), in Essais sur la monnaie, Payot.
[2] Cf. Les chiffres de la retraite en France, Observatoire des retraites, 2002, p. 28 ; et Claude Thélot, Olivier Marchand, Le travail en France, 1800-2000.
[3] A Century of Work and Leisure, Valerie Ramey and Neville Francis NBER Working Paper. Résumé : Where Did All the Leisure Go? - leisure per capita is the same now as it was 105 years ago (Nber digest)

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Domesticité
En apparence, nous vivons aujourd’hui selon les normes bourgeoises du XIXe : nous recevons, portons du linge clair et fragile, en changeons très souvent, prenons des repas construits de plusieurs plats, vivons dans de nombreuses pièces…
En coulisses, il y a une différence majeure : nous n’avons pas de gens de maison !
Alors cette apparence là coûte beaucoup de temps, d’efforts.
Dit autrement, l’« embourgeoisement » se mesure non pas à l’alignement sur les normes autrefois spécifiques aux bourgeois, visible dans notre mode de vie mais au prix que nous sommes prêts à payer pour arriver à cette apparence.
Heureusement, il y a des stratégies de contournement : on s’arrange, on triche un peu… Ah ! la nappe cirée en semaine, comme c’est mieux pour nettoyer très vite les traces de lait au chocolat… Ah ! les torchons et les serviettes qui ne sont pas repassés, démocratiquement unis dans un même sort !