16 févr. 2006

Le déterminisme géographique et la divergence économique (I)

Ce texte est extrait d'un article paru dans la revue DEES, juin 2001


Notre dessein est de faire pénétrer dans les études économiques, aussi profondément que possible, le sens historique et le sens géographique, de faire comprendre que le développement de la richesse et des institutions qui en régissent la production a son enchaînement, ses phases, et que ce développement est lié dans une certaine mesure à l'ensemble des conditions physiques (" milieu naturel ") d'un pays.

Emile Levasseur, 1884

La géographie est suspecte par nature. Elle nous enseigne une vérité désagréable, à savoir que la nature comme la vie est injuste, qu'elle accorde inégalement ses faveurs et qu'il est, de surcroît, difficile de réparer ses injustices.

David Landes, 1998


En 1835, un bateau venu de Nouvelle Zélande débarqua 800 km plus à l'est 500 Maoris armés jusqu’aux dents. Les habitants des Iles Chathams, qui vivaient jusque là coupés du monde mais en paix, furent impitoyablement exterminés et réduits en esclavage. Un survivant raconte : " Ils commencèrent à nous tuer comme des moutons. Nous étions terrifiés, nous eûmes beau nous enfuir dans la brousse, nous enterrer dans des trous, ça ne servait à rien, ils nous découvraient et nous tuaient sans cesse - hommes, femmes, enfants, sans distinction. "

Comme les Maoris, les Morioris descendaient de ces peuplades polynésiennes qui colonisèrent la Nouvelle Zélande vers l’an 1 000 de notre ère. Environ un siècle plus tard, ils quittaient la grande Ile du Nord et découvraient au cœur du Pacifique l’archipel des Chathams.

Complètement isolés, héritant d’un climat froid, où les plantes tropicales qu’ils avaient emportées ne pouvaient s’acclimater, et d’un environnement naturel pauvre, dont ni les plantes ni les animaux ne se prêtaient à la domestication, les Morioris n’eurent guère le choix. Ils vécurent de poissons et de coquillages, de baies et d’œufs sauvages, et durent limiter leur population, au besoin par l’infanticide, autour de 2 000 habitants. Faute de surplus agricoles et d’une population suffisante, la division du travail ne put se développer. Faute de relations avec le reste du monde, les innovations développées ailleurs ne parvinrent jamais aux Chathams. Jusqu'à ce jour funeste du 19 novembre 1835.

Le biologiste Jared Diamond voit dans cette histoire une expérience naturelle riche d'enseignements pour l'historien. Selon les possibilités qu’offrait leur environnement naturel, les sociétés humaines ne se sont pas développées partout de la même façon, et cela quand bien même elles auraient partagé au départ une culture commune.

Vue à travers le prisme environnementaliste, l’histoire de l'humanité s’éclaire d’un jour nouveau. Toutes les sociétés ont dû s'adapter à leur milieu naturel, et dans la mesure où des milieux différents ont donné lieu à des évolutions différentes, il peut être tentant de voir dans la géographie la principale variable exogène susceptible d’expliquer le cours de l’histoire. Dans un modèle de ce type, les causes premières de la divergence économique seraient géographiques, les causes prochaines étant représentées par les institutions, les valeurs, la technologie, toutes variables tenues a priori pour endogènes (cf. encadré) ; même en admettant que ces « idiosyncrasies culturelles » puissent être indépendantes de l’environnement naturel, elles auraient au mieux dans l’analyse le statut d’un « facteur résiduel », qu’il sera toujours temps d’étudier plus avant si l’explication par les facteurs naturels se révélait insuffisante. [1]

On qualifie généralement de déterminisme géographique ce genre d’approche ; les géographes préfèrent cependant parler de possibilisme (un mot de Lucien Febvre) : par l’action conjuguée du climat, du relief, du sol, de la végétation, et de la distance, la géographie ne fait que suggérer des possibilités aux hommes.

Mais les possibilités des hommes ne furent pas les mêmes partout, et cela a pu faire avec le temps une grande différence.

Pour s’en convaincre, il suffit de se demander ce qui serait advenu si, toutes choses égales par ailleurs, telle région du monde n’avait pas disposé de tel attribut naturel jugé déterminant.

L’histoire comparative est friande de contrefactuels, procédé auquel recourt par exemple Pomeranz quand il demande : l’Europe aurait-elle connu une révolution industrielle au 19ème siècle si son charbon s’était trouvé dans les Carpates et si Colomb n’avait pas découvert outre-Atlantique un Nouveau Monde à coloniser ?

Des biologistes, des historiens et des économistes de renom ont remis récemment le déterminisme géographique à l’honneur, apportant de nouvelles réponses à de vieilles querelles : pourquoi les "Eurasiens" ont - ils dominé les autres peuples ? pourquoi pas l'inverse ? pourquoi la révolution industrielle a-t-elle eu lieu en Angleterre ? pourquoi pas en Chine ? pourquoi l’Afrique est-elle « mal partie » ?

Ce sont ces travaux dont nous allons à présent rendre compte, en soulignant leur intérêt et précisant leurs limites. Sans verser dans le réductionnisme géographique, il nous a semblé qu’on ne pouvait plus expliquer de façon satisfaisante la divergence des niveaux de développement sans prendre en compte la différence des environnements naturels.

Pourquoi l'Eurasie ?

Un papou nommé Yali interrogea l’anthropologue : pourquoi est-ce vous les blancs qui avaient amené le cargo chez nous ? pourquoi n’est-ce pas nous qui l’avons amené chez vous ? [2]

Il y a 11 000 ans, dans le Croissant fertile et sans doute en Chine, naissait l’agriculture. Avec elle, sont venus les surplus alimentaires, la croissance démographique, la division du travail, le pouvoir politique centralisé, et les premiers pas de la civilisation. Mais l’agriculture ne s’est pas développée en tous lieux en même temps. La géographie naturelle fut ici déterminante, pour au moins deux raisons : la distribution inégale des ressources végétales et animales a déterminé les possibilités locales de domestication, et la position occupée dans l’espace a déterminé l’accès aux innovations développées ailleurs.

Dans la mesure où « le monde physique met à notre disposition un nombre relativement limité de composants susceptibles d’être combinés d’une infinité de façons » [3], les capacités d’invention sont seulement limitées par le capital naturel disponible. A cet égard, si l’agriculture est née dans le Croissant fertile, cela tient au fait que la nature s’y est révélée plus propice qu’ailleurs.

Tout d’abord, le climat méditerranéen a grandement facilité les premiers pas de l’agriculture. Le cycle des saisons et le régime des pluies ont favorisé le développement de plantes annuelles, en particulier des céréales ; de toutes les régions présentant ce type de climat, le Croissant fertile était la plus vaste, la plus diversifiée (en terme de relief, de terroirs, de pluies) : pour ces raisons, 32 des 56 espèces d’herbacées à large graine répertoriées dans le monde y poussaient à l’état naturel (contre seulement 4 en Amérique ou en Afrique Noire, et 6 en Asie de l’Est). Le blé et l’orge sauvages étaient disponibles en quantités si abondantes que les chasseurs-cueilleurs de la région purent se sédentariser avant même d’avoir développé l’art agricole.[4]

Sans s’en rendre compte, les premiers agriculteurs sélectionnèrent les meilleurs plants, des mutants qui transmirent leurs caractéristiques spécifiques à leur descendance : leurs épis ne libéraient pas spontanément leurs graines ni ne produisaient de graines dormantes. Malgré tout, il y a peu de différence entre le blé et l’orge que l’on connaît aujourd’hui et leurs ancêtres naturels. Par contraste, le maïs américain n’a pas grand chose à voir avec le maïs sauvage, dont la domestication a requis un long et complexe processus de sélection artificielle.

Le blé fut donc découvert dans le Croissant fertile ; mais « l’homme ne vit pas que de pain, un bon steak peut aider » [5], de même qu’un bœuf ou un cheval pour tirer la charrue, pourvoir les paysans en fumure organique, et par suite élever la productivité de l’agriculture. Là encore, la géographie a favorisé certains plutôt que d’autres. L’Eurasie a ainsi pu compter sur une offre abondante de grands mammifères aptes à la domestication. En Amérique ou en Australasie, la plupart avaient été exterminés (mammouths, éléphants, chevaux, chameaux, ...), sans doute parce que le peuplement de ces contrées fut beaucoup plus tardif (resp. 10 000 et 50 000 ans avant notre ère) : les nouveaux arrivants avaient développé l’art de la chasse tandis que les animaux indigènes n’avaient pas encore appris à se méfier des hommes [6]. Si bien que des 14 grands mammifères domestiqués à ce jour, 13 sont issues d’espèces originaires de l’Eurasie et d'Afrique du Nord (l’exception étant le lama).

Quant à l’Afrique Noire, elle abonde en grand mammifères, mais à ce jour, aucune tentative pour les domestiquer n’a jamais abouti. Ou bien ces animaux sont trop dangereux (buffles, zèbres, rhinocéros), ou bien ils ne se reproduisent pas en captivité (gazelles, antilopes, guépards, ou encore le vicuna du Pérou), ou bien ils reviennent trop cher (les grands carnivores), ou bien leur cycle de croissance est trop long (éléphants, gorilles, auxquels il faut 25 ans pour devenir adulte), ou bien il s’agit d’animaux non organisés selon un principe de « suivez le leader » (avec un mâle alpha, un mâle bêta, ...), auquel cas aucun berger ne peut les mener à sa guise (la plupart des cervidés, des antilopes, ou le kangourou d’Australie).

Tout ceci explique pourquoi l’agriculture et l’élevage sont apparus dans le Croissant Fertile. Les progrès de l’agriculture alimentèrent la croissance démographique ; poussée par la « faim de terre », la population se répandit ensuite en Europe, où les espèces domestiquées dans le Croissant fertile s’acclimataient fort bien.

Mais la capacité technologique d’une communauté n’est pas seulement déterminée par ses ressources naturelles et l’inventivité de ses membres, elle dépend aussi, et surtout, de sa capacité à adopter les innovations développées ailleurs.

C’est ici qu’intervient le deuxième avantage naturel. L’Eurasie s’étendant selon un axe Est-Ouest, la diffusion des innovations agricoles en fut considérablement facilitée : à ces latitudes tempérées, les cultures et techniques développées ici ou là purent se diffuser de proche en proche sans rencontrer de barrières écologiques majeures, si bien que les différentes communautés d’Eurasie n’eurent pas à réinventer ce que d’autres avaient déjà découvert.

Pierre Gourou l’a bien formulé : « L’ensemble Asie - Europe bénéficia de l’intercommunication de ses divers foyers civilisateurs ; les techniques progressèrent par mutuelle fécondation. D’une extrémité à l’autre de cet ensemble, les relations ne se heurtaient pas à des obstacles physiques exagérément difficiles. Passer du Croissant fertile à l’Égypte, à l’Asie Mineure, à l’Iran était aisé. La Méditerranée ouvrait vers l’ouest une voie commode, douée d’une continuité climatique selon la latitude qui favorisait la transmission des plantes et des techniques agricoles. Les plantes cultivées mises au point en Asie occidentale et même en Chine ont pu se propager selon les parallèles en trouvant partout des climats propices. De l’Iran vers l’Inde, les passages étaient commodes, par voie terrestre ou par cabotage. Pas d’obstacles graves entre l’Iran, la Bactriane et la Sogdiane. De l’Iran et de l’Inde vers la Chine, les communications étaient plus délicates, tout en restant possibles. »
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Inversement, l’Afrique noire a pâti de son isolement. La double barrière du climat tropical et du Sahara, ce « hiatus isolant » (dixit P. Gourou), empêchèrent longtemps la diffusion des innovations eurasiennes. De même, l'Amérique et l'Océanie sont restées coupées du monde jusqu'à la période moderne. Le cas de la Tasmanie est particulièrement édifiant. 10 000 ans avant notre ère, le réchauffement climatique fit monter le niveau des océans ; la Tasmanie fut séparée du continent australien par un bras de mer que la violence des courants rendait infranchissable. Pendant que sur le continent se développait une civilisation relativement complexe, les 4000 aborigènes régressaient au point qu’en 1642, les européens découvrirent une société ignorant jusqu'à la technique pour faire du feu.

Sur cet axe Est-Ouest, il n’y a pas que les technologies qui se soient diffusées. Les épidémies aussi. Celles-ci sont apparues avec le développement de l’agriculture et de l’élevage. D’abord, parce qu’un germe ne peut survivre qu’en se diffusant, et qu’il ne peut se propager parmi les hommes que si ceux-ci sont suffisamment nombreux ; pour cette raison, les sociétés de chasseurs-cueilleurs, où les densités de population sont en général inférieures à un habitant au km carré, étaient relativement à l’abri des épidémies. Ensuite, parce que la plupart des maladies contagieuses les plus mortelles nous sont venues des animaux : c’est le cas de la variole, de la rougeole, de la grippe, de la tuberculose, ... Les Européens payèrent longtemps un lourd tribut à ces redoutables fléaux.

La conjonction de ces deux facteurs naturels (abondance relative d’espèces végétales et animales propres à la domestication, configuration géographique propice à la diffusion des innovations) explique que l’agriculture se soit développée plus précocement en Eurasie.

A partir de là, l’histoire s’accélère. L’agriculture permit de nourrir une population plus nombreuse, un facteur déterminant du progrès technique et de la division du travail. Avec le nombre des hommes s'accroît la quantité d’innovations et leur diffusion s’en trouve accélérée. Surtout, la croissance démographique favorise la division du travail et les économies d’échelle (par exemple, pour les dépenses d’infrastructures). [7]

Comme c'est la faculté d'échanger qui donne lieu à la division du travail, l'étendue de cette division doit toujours être limitée par l'étendue de ce pouvoir, ou, en d'autres termes, par l'étendue du marché. Quand le marché est restreint, personne n'est encouragé à se consacrer entièrement à un emploi, faute de la faculté d'échanger toute la partie en surplus du produit de son propre travail, qui dépasse sa propre consommation, contre de pareilles parties du produit du travail des autres hommes dont il a besoin. (...) Dans les régions reculées et intérieures des Hautes-Terres d’Ecosse il est impossible qu'il y ait un métier comme même celui de cloutier. A raison de mille clous par jour, et de trois cents jours ouvrables par an, un tel ouvrier ferait trois cent mille clous dans l'année. Mais dans des régions ainsi situées il serait impossible d'en écouler un millier, c'est-à-dire d'écouler l'ouvrage d'un jour par an.

Adam Smith, La Richesse des Nations, page 19, PUF.

En résumé, la géographie détermine la taille de l’Oekumene - terme par lequel Aristote désignait les régions habitables du globe -, et l’Eurasie étant le plus grand, le plus large, et le plus tempéré des Oekumene, les possibilités agricoles y furent plus nombreuses qu’ailleurs ; la population put se multiplier ; les innovations purent se diffuser des côtes de l’Atlantique à celles de la Chine (et vice versa).

Aussi, quand vint le temps des grandes explorations transocéaniques, les Européens amenèrent avec eux des technologies (vaisseaux capables de traverser les océans ; armures, boucliers, épées et lances de fer), des animaux (le cheval), et des germes jusque là inconnus hors de l’Eurasie (en particulier, la rougeole et la variole). Un cocktail détonnant qui eut raison des peuples et civilisations amérindiennes (cf. schéma).

Comment les Européens ont conquis l’Amérique
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(adapté et traduit de Guns, germs and steel)

Ailleurs, les tribus de chasseurs-cueilleurs furent assimilées ou décimées plus ou moins de la même façon. C’est ainsi que l’expansion bantoue refoula les Pygmées dans la forêt équatoriale, et les Khoisans dans le Kalahari. De même, l’expansion austronésienne sonna le glas des peuples indigènes d’Indonésie ; seuls furent préservés les Papous de Nouvelle-Guinée. Jouissant dans les Hautes Vallées de l’intérieur d’un environnement naturel favorable, ils avaient de longue date appris à cultiver ignames, canne à sucre, taros et bananiers, pratiquaient la pêche, élevaient des cochons, des chiens et des poulets. Une population nombreuse, suffisamment avancée technologiquement et relativement organisée politiquement, a pu maintenir les envahisseurs à distance. Toutefois, s’ils ont réussi, indépendamment (dès 7000 av. J. C.), à développer l’agriculture, il manqua aux papous de disposer de céréales, de légumineuses, et de grands mammifères ; leur alimentation était pauvre en calories comme en protéines (ce qui expliquerait la fréquence des pratiques anthropophages).

En définitive, le modèle de Jared Diamond rend bien compte de la divergence initiale des niveaux de développement. Evidemment, cela ne signifie pas que les sociétés tropicales n'aient pu ici ou là domestiquer une nature inhospitalière et développer des économies complexes et relativement productives.

Reste à savoir pourquoi, au sein de l'Eurasie, l'Angleterre divergea. Ou dans les termes de Diamond : « pourquoi ce furent les sociétés européennes, plutôt que celles du Croissant fertile, d’Inde ou de Chine, qui colonisèrent l’Amérique et l’Australie, devinrent les leaders technologiques, et dominèrent économiquement et politiquement le monde moderne ? »


Notes

1. William Mc NEILL : History Upside Down, rev. de Guns, germs and steel, New York Rev. of Books, 15/05/97

2. Cargo : terme par lequel les papous désignaient les marchandises occidentales. Sauf mention contraire, les faits relatés dans ce chapitre viennent de « Guns, germs and steel », Jared DIAMOND.

3. Paul ROMER : In the beginning was the transistor, Forbes Asap, déc. 1996

4. Au début des années 70, à l’issue d’une expérience effectuée dans le Sud Est de la Turquie, le docteur Jack Harlan concluait qu’une famille aurait pu, il y a 10 000 ans, récolter en trois semaines suffisamment de blé sauvage pour se nourrir toute une année ; une possibilité de nature à inciter les chasseurs-cueilleurs de cette région à se sédentariser et pratiquer l’agriculture. Justement, des études génétiques récentes pointent cette région de montagne (les Karacadag) comme lieu de naissance de l’agriculture : le blé Einkorn y aurait été domestiqué il y a 11 000 ans, après la fin de l’âge glaciaire. Cf. John Noble WILFORD : New clues show where people made the great leap to agriculture, New York Times, 18/11/97

5. Emprunté au compte rendu de « guns, germs and steel » paru dans The Economist, 19/07/97
6. Le géologue Paul Martin, de l’Université de l’Arizona, a décrit comme une guerre - éclair la chasse aux grands mammifères par les hommes de la culture de Clovis (du nom de la localité du Nouveau Mexique où furent découverts leurs outils de pierre) : « Selon lui, les premiers hommes qui sortirent du couloir libéré des glaces à Edmonton, se sont rapidement multipliés, parce qu’ils trouvèrent devant eux une abondance de grands mammifères paisibles et faciles à chasser. A mesure qu’ils les exterminaient dans une région donnée, ces chasseurs se déployaient dans les zones suivantes où leurs proies étaient encore abondantes, pour les exterminer à leur tour. Lorsqu’ils arrivèrent finalement à la pointe extrême de l’Amérique du Sud, la plupart des espèces de grands mammifères du Nouveau Monde étaient éteintes. » J. DIAMOND : Le troisième chimpanzé, op. cit.

7. Julian SIMON : The ultimate ressource (en partic. chap. 26 et 27), 1981


Annexe 1

Jared Diamond oppose Ultimate causes (« Beyond which no advance can be made; fundamental, primary » - Oxford Dictionary) et Proximate causes. L’exemple suivant fait bien saisir la différence :

Pour comprendre la nature de cette différence, envisageons la question de savoir pourquoi le putois d’Amérique sent mauvais. Un chimiste ou un biologiste moléculaire répondrait que cet animal sécrète des composés chimiques ayant certaines structures moléculaires, qu’en vertu des principes de la mécanique quantique, ces structures ont pour effet de rendre malodorants les composés en question et que ceux-ci sentiraient mauvais de toute façon, quelle que soit, par ailleurs, la fonction biologique de ces odeurs repoussantes. En revanche, un biologiste évolutionniste arguerait que, sans ce moyen de défense qu’est son odeur pestilentielle, le putois d’Amérique serait une proie trop facile pour les prédateurs ; la sélection naturelle l’a amené à sécréter des composés chimiques malodorants. En effet, ceux de ces animaux qui sentaient le plus mauvais ont survécu et laissé le plus de descendants. La structure moléculaire particulière de ces composés n’a guère d’importance, tout autre composé malodorant aurait convenu au putois d’Amérique. Le chimiste avance, en fait, une explication en termes de causes immédiates : il décrit le mécanisme immédiatement responsable du phénomène qu’il s’agit d’expliquer. Le biologiste évolutionniste, au contraire, avance une explication en termes de causes lointaines : il décrit la fonction ou la série d’événements qui a déterminé l’existence du phénomène à expliquer.

Le troisième chimpanzé, 1992 (trad. française, 2000, Nrf Essais).

La distinction " causes premières - causes prochaines " étant classique en philosophie, nous l’avons préférée à la traduction littérale " causes lointaines - causes immédiates "

Annexe 2.

Des archéologues ont récemment mis en évidence que par delà les hautes terres des Andes et de Méso-Amérique, il avait existé des civilisations précolombiennes sédentaires, vivant de l'agriculture ou de l'aquaculture, et maîtrisant l'irrigation. Au fin fond de la pampa amazonienne, parmi les savanes inondées de la région de Baures en Bolivie, Clark Erickson a découvert un réseau de 800 km carrés d'étangs artificiels, de canaux, de terres rehaussées où l'on dressait les habitations et plantait des palmiers ; lorsque vers le mois de Mai, les eaux se retiraient, les poissons restaient prisonniers dans les étangs, qui constituaient en saison sèche une réserve naturelle de protéines et d'eau douce. Le reste de l'alimentation consistait en tubercules (Xanthosoma), complétées de palmistes (riches en vitamines C et A, en huile, et en protéines), de larves, d'escargots, de gibier, toutes choses qui abondaient du fait de la présence permanente d'eau et de palmiers ; ces derniers fournissaient aussi de quoi confectionner toitures, paniers, nattes, cordages et vêtements. D'autres chercheurs ont montré qu'à Panama, une agriculture tropicale avait existé il y a 10 000 ans, fondée sur l'igname, la patate douce, le palmier, l'arrowroot, le manioc, sans doute arrivé là depuis le Brésil, et le maïs, qui se serait diffusé jusque-là depuis les hautes terres de Mexico. *

En somme, l'archéologie nous démontre que les idées ne se laissent pas toujours arrêter par les barrières écologiques, et que même dans les savanes et les forêts tropicales, des hommes ont pu développer, par expérimentation et par imitation, une agriculture capable de soutenir des densités de population relativement élevées. Mais le fait demeure : ces sociétés précolombiennes avaient disparu à l’arrivée des européens.

Plutôt que l’environnement naturel, le peuplement plus tardif de l’Amérique pourrait expliquer que les amérindiens aient développé moins précocement l’agriculture, et par suite leur civilisation matérielle. Par exemple, rien ne dit qu’avec un peu plus de temps, les Indiens n’auraient pas domestiqué le « sumpweed », cette plante miraculeuse qui avec ses 32 % de protéines constituait l’unique candidat au rang de « founder crop » dans l’Est des Etats-Unis. On peut supposer qu’un processus de sélection artificielle aurait fini par avoir raison de ses propriétés pernicieuses (urticaire, odeur nauséabonde, rhume des foins). Las ! l’histoire indépendante des Indiens d’Amérique s’est arrêtée en 1492.**

De toutes façons, le peuplement tardif s’explique lui-aussi par les conditions naturelles : le Nouveau Monde est très éloigné du berceau de l’humanité. Il fallut attendre que les hommes occupent la Sibérie, puis l’Alaska, et à la faveur du réchauffement climatique, déferlent en Amérique par le corridor d’Edmonton, il y a de cela 13 000 ans.

* Nature, 09/11/00 : Ancient food for thought, Warwick BRAY ; An artificial lanscape-scale fishery in the Bolivian Amazon, Clark ERICKSON. In search of lost Landscapes, John Noble WILFORD, Int. Herald Tribune, 16/11/00

** cf. la critique de Joël MOKYR (EHnet Book review, Mai 1998) et la réponse de Brad Delong.

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